60. 1 000 ans de maturation
Après la guerre la paix.
Après la paix à nouveau la guerre.
Dans l’intervalle : juste quelques dizaines d’années, le temps d’oublier les méfaits de la guerre et les raisons de la paix.
La mode vestimentaire était à la tenue de camouflage verte à motifs de feuillages pour les hommes comme pour les femmes. Les maquillages étaient dans le même esprit.
Les élevages furent laissés à l’abandon, les récoltes se réduisirent et la population commença à connaître des problèmes de carences et de malnutrition.
Les corps devenaient moins résistants.
Paradoxalement, pour fournir de la chair à guerroyer, les femmes furent encouragées à engendrer une nombreuse progéniture, au nom de la cause sacrée militaire. Plus d’enfants, moins de nourriture, plus de soldats, moins d’agriculteurs, telle semblait la spirale logique de l’histoire dans le Cylindre.
Ceux qui prônaient l’entente et le retour au travail des champs étaient ridiculisés.
La passion guerrière s’était emparée de tous les esprits et les êtres raisonnables qui voulaient construire la paix étaient pendus aux entrées des deux villes avec une pancarte « Traître » accrochée au cou.
Il fallut une intervention extérieure pour arrêter ces guerres aussi destructrices.
Une épidémie de grippe que personne ne sut enrayer fit tellement de ravages que les deux villes décidèrent d’oublier un instant leurs querelles pour s’unir dans la lutte contre le virus. Après de longues palabres elles créèrent un grand hôpital à la limite des deux territoires et mirent en commun leurs biologistes pour tenter de trouver un remède au fléau. Les morts s’accumulaient.
À la fin de la troisième génération, un guérisseur réinventa le vaccin qui avait été oublié. Il avait retrouvé le concept d’inoculer le microbe désactivé, dans un livre de la bibliothèque.
Mais une autre maladie incompréhensible sobrement baptisée « maladie de l’espace » frappa elle aussi la population du Cylindre.
Un guérisseur décréta qu’elle était due à la trop grande promiscuité dans les deux capitales saturées. Cela entraînait la prolifération des rats, des blattes et des mouches. De fait, depuis la première guerre du Cylindre l’hygiène générale des populations avait bien baissé.
Les deux grandes capitales, Paradis-Ville et Enfer-Ville, essaimèrent en une dizaine de petits villages reliés par un réseau de routes et de pistes.
On assista à un renouveau de l’agriculture et de l’artisanat.
Certains villages étaient plus rentables que d’autres et malgré l’interdit posé par les fondateurs, on vit réapparaître l’argent sous forme de rondelles de métal tamponnées.
Et dans le même temps des gangs de voyous cambriolaient les maisons et regroupés en hordes attaquaient même les villages.
On revint à la lutte de l’épée contre le bouclier.
Certaines cités construisirent donc leurs propres palissades pour se protéger des attaques des bandes à vélo. Par chance, les végétaux ayant poussé, la forêt sauvage fournissait à tous de bonnes réserves de bois.
Après l’usage des épées et des arcs et malgré l’interdit, des bandits ayant eux aussi fouillé dans la bibliothèque retrouvèrent le secret de la catapulte. Ils commencèrent à fabriquer des engins susceptibles de projeter très loin et très haut des boulets.
Un projectile lancé par un maladroit finit par briser un bout du soleil artificiel. Heureusement le néon central était composé d’une succession de cent vingt lampes juxtaposées, sinon, les Papilloniens auraient été condamnés à la nuit éternelle. L’incident suffit cependant à proscrire la fabrication d’armes à longue portée. Tout du moins tant qu’on se rappelait les dégâts qu’elles pouvaient entraîner… c’est-à-dire jusqu’à l’apparition de la génération suivante.
On était en l’an 560 de la Nouvelle Ère, et il apparut un chef de horde particulier, Nicolas-52, qui fut le premier à avoir l’idée de creuser des tunnels sous les palissades pour piller les villages. Une fois qu’il en eut pris cinq par surprise avec sa troupe armée qu’on appelait les « taupes », il décida de réunir tous les leaders pour discuter.
Nicolas-52 proposa une trêve générale.
Les chefs de hordes et de villages n’étaient pas d’accord, ne voulant renoncer ni aux querelles ni aux vengeances personnelles. Et puis ils ne voyaient pas pourquoi l’armistice se passerait sous la houlette de Nicolas-52. Ce dernier les mit d’accord en leur servant à tous un banquet. Empoisonné. Tous moururent. Il n’y eut plus dès lors ni chef de horde, ni maire de village, aucune force capable d’empêcher le règne de Nicolas-52.
Son premier discours concerna les chèvres et les moutons. Il y énonçait que la meilleure manière de réconcilier les chèvres qui se disputaient avec les moutons était de faire apparaître un loup.
Et en tant que loup, il commença par changer de nom pour prendre celui d’Élé-1.
Et de lui-même il fit rajouter son qualificatif « Le Grand ». Élé-1 le Grand.
Il se prétendait descendant direct d’Yves-1 et Élisabeth-1, les fondateurs mythiques.
Ceux qui essayèrent de le contredire ou de remettre en cause sa filiation disparurent mystérieusement.
Élé-1 se fit élire roi unique par l’assemblée des sages.
Désormais le Cylindre, enfin réunifié sous la terreur de son règne, s’avéra d’autant plus stable que le monarque ne supportait pas la moindre contradiction. Le mur fut ouvert et Paradis-Ville décrétée seule vraie capitale.
Élé-1 imposa le principe de « trois pas en avant et un pas en arrière ». Il était conscient que chaque pas évolutif entraînait une phase de réaction régressive, mais il fallait que celle-ci soit limitée. Un seul pas en arrière et on reprend les trois pas en avant.
Élé-1 le Grand mourut à 111 ans, de vieillesse, et le titre d’Élé devint synonyme de « roi du Cylindre ».
Élé-2, son fils, avait moins de charisme. Il fut baptisé ironiquement par le peuple Élé-2 le « Moins Grand ». Il parvint, sur le souvenir de terreur de son père, à faire que la génération de l’an 600 à l’an 650 ne connaisse que des petits conflits non généralisés.
En l’an 730 éclata une nouvelle épidémie de grippe. Juste après apparut une religion, « la Religion de la Vérité », sur l’instigation d’un homme qui se prétendait prophète. Comme par réaction son propre frère créa une seconde religion, « la Vraie Foi ».
En l’an 750, grande guerre entre les deux religions des frères prophètes.
Le principe de « trois pas en avant et un pas en arrière » était remplacé par « trois pas en avant et deux pas en arrière ».
En l’an 780 apparition d’un troisième groupe se définissant comme athée et antireligieux.
La guerre dite « des Trois Croyances » dura dix-neuf ans et vit l’incendie complet de la plus grande forêt du Cylindre, ce qui troubla l’équilibre écologique et rendit l’air difficile à respirer. Les guerriers combattaient essoufflés. Tout le monde était en sueur.
En l’an 799, une charge à vélo opposant plus de 3 000 cyclistes armés aboutit à la victoire totale du groupe des antireligieux. Dès lors le chef athée fut nommé le nouvel Élé, Élé-3. Élé-3 le « Sans Dieu ». Il promulga l’interdiction des religions.
En l’an 813 il y eut une révolte d’adolescents, proposant qu’on tue tous les vieux.
La guerre dite « des Générations » dura quarante et un ans. Elle vit à nouveau l’utilisation de catapultes et la destruction de vingt néons du soleil artificiel. Il ne restait plus que 99 soleils tubulaires et des régions entières étaient dans l’obscurité.
Le principe de « trois pas en avant et deux pas en arrière » fut remplacé par « deux pas en avant deux pas en arrière ».
En l’an 854 le nouveau roi, Élé-4, profitant d’émeutes de paysans, installa un gouvernement très ferme. Des lois strictes furent promulguées.
Les gens durent renoncer à s’habiller de couleurs pour porter l’uniforme noir. Il y avait une seule musique officielle. Un seul livre officiel : le Petit Livre noir. L’humour et la danse furent proscrits. La délation obligatoire. Le sentiment amoureux, étant considéré comme antigouvernemental, fut remplacé par « l’envie de reproduction en vue d’augmenter le nombre de serviteurs de l’État », considéré comme le seul sentiment noble.
Un roi, une pensée, un ordre. Chacun à sa place et personne n’en bouge.
Élé-4 dit « l’Immuable » établit le principe de Stabilité.
Selon lui le malheur de l’homme venait de sa volonté de remettre en question son statut. Le bonheur était dans l’immobilité. Élé-4, au nom du principe de Stabilité, interdit à toute personne d’avoir une idée originale. Interdiction d’inventer. Interdiction de proposer des alternatives aux règles établies par le gouvernement.
Les contrevenants à la Stabilité étaient punis de mort sous supplice pour frapper les imaginations.
Les mots : évolution, nouveauté, proposition, suggestion, ambition, originalité furent proscrits en tant que porteurs de pensées déstabilisantes. « Il faut que demain soit un autre hier » était la devise du nouveau roi. La Stabilité était considérée comme le seul rempart au Chaos. La philosophie stable prétendait que le bonheur est dans la permanence. L’immobilité est l’objectif à atteindre par tout être vertueux. Selon les philosophes « officiels », tout le malheur de l’homme vient de ce qu’il ne se contente jamais de sa condition. Il ne sait pas rester tranquille à se satisfaire de ce qu’il a au lieu de vouloir ce qu’il n’a pas. Des énergies considérables furent déployées pour que surtout rien ne bouge.
Après « deux pas en avant deux pas en arrière », le nouveau leader avait inventé un nouveau programme, « plus de pas en avant plus de pas en arrière ».
Un plan quinquennal prévoyait comment serait demain, avec d’autant plus de certitude que la police très nombreuse et les services secrets étaient là pour le garantir.
Pour relâcher les tensions, Élé-4 « l’Immuable » ajouta trois autres dates de Carnaval et l’instauration de matches de jeu collectif de ballon sur un terrain fermé qui furent vécus comme des exutoires à la guerre.
La stabilité inventée par Élé-4 dura quarante ans pendant lesquels il ne se passa aucun événement notable.
Il fallut attendre que le tyran vieillisse pour qu’une révolte fomentée par son ministre de la Sécurité, qui se fit appeler plus tard Élé-5, finisse par mettre fin à la Grande Stabilité.
S’ensuivirent plusieurs coups d’État lancés notamment par les autres ministres jaloux, un éclatement en petites baronnies rivales, puis une période de totale anarchie.
Après la paix, la guerre.
Après la centralisation, la dispersion.
Après les grandes cités, les villages.
Après les régimes d’assemblée, les régimes autoritaires.
Après le calme, la frénésie.
Après l’anarchie, le totalitarisme.
Après les massacres, les naissances.
Après la mode bariolée, la mode stricte.
La foule des passagers connaissait ce qu’on appellera plus tard la « respiration historique du troupeau humain ».
Après l’inspiration, l’expiration.
Une femme, Élisabeth-5, eut même l’idée de poser un système scientifique de calcul des enchaînements probables de cycles guerriers, économiques, épidémiques, agricoles, vestimentaires, alimentaires.
Elle rédigea un ouvrage intitulé Les Cycles saisonniers de la Bêtise. Mais personne ne voulait l’écouter et personne ne voulait connaître le futur.
En 905, deux chefs de bande parvinrent à réunir de nouveau deux camps clairement établis. Ils reprirent les grandes villes de Paradis-Ville et Enfer-Ville et se firent la guerre exactement comme leurs ancêtres plusieurs siècles auparavant, à coups de catapulte et de « cavalerie cycliste ».
On ne pouvait plus circuler dans le Cylindre sans escorte armée. Le petit commerce qui s’était établi entre les cités était troublé par les attaques de pillards.
Le principe de « trois pas en avant et un pas en arrière » était remplacé par « un pas en avant, trois pas en arrière ».
Par la suite, les générations se succédèrent, répétant les erreurs de leurs parents, cherchant des solutions, testant de nouveaux modes de vie, de nouvelles religions, de nouvelles philosophies, de nouvelles lois, de nouveaux tyrans, de nouveaux leaders, de nouvelles modes. Chaque fois la rechute était plus douloureuse. Les épidémies faisaient plus de morts. Les tyrans étaient plus sanguinaires. Les périodes d’anarchie plus dévastatrices.
Après « un pas en avant et trois pas en arrière », ce fut « un pas en avant et quatre pas en arrière ». La moitié des lampes du néon central étaient maintenant détruites et personne ne savait les réparer ou les reproduire.
Mais il y avait toujours un pas en avant.
Il y eut des périodes de paix et d’espoir. Des rois magnifiques qui inspirèrent des idées novatrices.
Notamment Élé-12, dit le Lucide, puis son fils tout aussi inspiré, Élé-13, dit le Magnifique. On vit des assemblées de sages qui encouragèrent la science et l’élévation des consciences. Des sociétés égalitaires où chacun était solidaire et où le bonheur individuel ne pouvait exister sans la réussite de tous.
On créa des symphonies grandioses, des fresques, des sculptures étonnantes, des inventions subtiles, des architectures novatrices.
Et puis le singe peureux et violent qui sommeillait dans le cerveau des hommes faisait à nouveau parler de lui. La paix était fragile. Un tueur fou, un groupe terroriste, un dictateur malin aidé de comploteurs à sa solde et les beaux édifices sociaux s’effondraient.
Après Élé-13 le Magnifique : Élé-14 le Fanatique.
Après Élé-15 le Tolérant : Élé-16 le Sanguinaire.
Après les sages, les tyrans.
Ceux-ci, en flattant les bas instincts, avaient cependant plus d’impact que ceux qui essayaient de valoriser l’élévation des esprits. Et l’on passa d’un pas en avant à cinq pas en arrière. Mais les textes anciens n’étaient pas oubliés, et tout le temps on pouvait trouver des livres relatant l’histoire du Papillon des Étoiles dans la Grande Bibliothèque de Paradis-Ville. C’était le fil conducteur, un fil ténu mais qui ne se rompait pas, car même les pires despotes, les pillards les plus sauvages voulaient savoir pourquoi ils étaient là et où le vaisseau allait aboutir.
En l’an 1000 le Papillon des Étoiles était encore loin de l’étoile JW103683. L’humanité du Cylindre était, par le plus pur des hasards, cette année-là en paix.
Les trois lueurs étaient toujours en face mais l’étoile censée apparaître en son centre selon la légende d’Yves-1 n’apparaissait toujours pas sur les télescopes et les radiotélescopes du vaisseau.
En l’an 1005, nouvelle épidémie, nouvelle guerre, nouvelle dictature, nouvelle révolution, nouvelle paix.
Plus personne n’y prêtait attention. Pas plus qu’on ne prête attention à la succession des saisons.
En l’an 1251, le skipper du moment, un certain Jocelyn-84, détecta enfin une étoile au centre du triangle des lueurs.
À ce moment, du fait des maladies et des guerres il ne restait sur 144 000 passagers du départ que… 6 individus.